Nous sommes à une époque où les machines à commandes numériques se multiplient et se démocratisent au point de supplanter les machines dites conventionnelles. Ces machines se définissent par le fait que l’outil (qui peut être un laser, un fil d’électro-érosion, un jet d’eau, une lumière polymérisante ou des outils de coupe plus classiques comme des fraises et des forets) est déplacé par ordinateur, l’intervention humaine se limitant à donner la matière et les outils à la machine.
Si ces machines permettent à l’industrie (y compris horlogère) de produire plus et de meilleure qualité et si elles permettent à des amateurs de s’essayer à la fabrication de mécanismes de leur invention, elles sont aussi pour moi une menace sérieuse et évidente au savoir-faire manuel.
La fabrication traditionnelle consiste à fabriquer et assembler les pièces en sciant, limant, perçant, anglant, forgeant, rivant, ébiselant, tournant, taillant, emboutissant, trempant, martelant… en faisant chanter la matière sous les coups de l’outil toujours guidé par une main sentant et ressentant son effet sur la celle-ci.
Deux conséquences importantes découlent de ce renversement de moyen de production : la première est la perte d’un savoir-faire multi-séculaire, l’autre la dévitalisation des créations modernes.
Si la perte du savoir-faire horloger est regrettable au vu des siècles de tâtonnements nécessaires à leur découverte et à leur transmission, la dévitalisation est encore plus dramatique. J’entends par dévitalisation l’aspect apathique et froid des fabrications par ordinateur, ne laissant aucun espace aux imperfections et harmonisations des pièces fabriquées à la main. La quête de perfection dans la fabrication moderne où l’on ne regarde plus les montres qu’à la loupe (grossissant jusqu’à quarante fois) à la recherche de défauts supplante une quête d’harmonie qui semble et semblait animer les artisans horlogers créateurs. Sans faire l’éloge du défaut, je vois l’imperfection comme un témoignage que l’horloger a inscrit à sa création par un coup de lime vagabonde, un coup de marteau trop appuyé, une scie baladeuse… Autant de signes qui, sans dénaturer le garde-temps, lui donnent une âme et une personnalité, une unicité et un témoignage de sa fabrication artisanale.
C’est cette mentalité qui me guide dans mes créations, celle d’un travail manuel, où le “Manibus Factum” (fait main) retrouve son sens originel et littéral, où chaque pièce est fabriquée par étapes, en fonction des autres et pas uniquement sur plan, où j’aime à croire que le temps passé à la fabrication laisse une trace immatérielle à la création entière. Si le maître horloger julevernien Zacharius voit ses œuvres s’arrêter sans explication au fur et à mesure que son cœur ralentit, c’est parce qu’il a su, par un travail passionné, y mettre un peu de lui. Noble philosophie qui m’inspire et vers laquelle je tente de me diriger.
“La passion de l’homme moderne pour les machines n’est nullement l’exagération d’un sentiment naturel, mais la marque d’un terrible renoncement à soi-même, un acte de démission. L’homme des machines ne se libérera des machines que s’il se libère de lui-même, parce que le monde artificiel qu’elles lui ont permis de créer s’accorde à ses angoisses, n’en est que la projection sur les choses”
Georges Bernanos